LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 21 juillet 2021 par le Conseil d'État (décision n° 453359 du 19 juillet 2021), dans les conditions prévues à l'article 61-1 de la Constitution, d'une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour la société Décor habitat 77 par Me Maximilien Leblic, avocat au barreau de Paris. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2021-942 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit des deux premiers alinéas du paragraphe I de l'article 1737 du code général des impôts.
Au vu des textes suivants :
- la Constitution ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
- le code général des impôts ;
- l'ordonnance n° 2005-1512 du 7 décembre 2005 relative à des mesures de simplification en matière fiscale et à l'harmonisation et l'aménagement du régime des pénalités, ratifiée par l'article 138 de la loi n° 2009-526 du 12 mai 2009 de simplification et de clarification du droit et d'allègement des procédures ;
- le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Au vu des pièces suivantes :
- les observations présentées pour la société requérante par Me Leblic, enregistrées le 12 août 2021 ;
- les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le même jour ;
- les secondes observations présentées pour la société requérante par Me Leblic, enregistrées le 27 août 2021 ;
- les autres pièces produites et jointes au dossier ;
Après avoir entendu Me Leblic, pour la société requérante, et M. Antoine Pavageau, désigné par le Premier ministre, à l'audience publique du 12 octobre 2021 ;
Et après avoir entendu le rapporteur ;
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S'EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT :
1. La question prioritaire de constitutionnalité doit être considérée comme portant sur les dispositions applicables au litige à l'occasion duquel elle a été posée. Dès lors, le Conseil constitutionnel est saisi des deux premiers alinéas du paragraphe I de l'article 1737 du code général des impôts dans sa rédaction résultant de l'ordonnance du 7 décembre 2005 mentionnée ci-dessus.
2. Les deux premiers alinéas du paragraphe I de l'article 1737 du code général des impôts, dans cette rédaction, prévoient :
« Entraîne l'application d'une amende égale à 50 % du montant :
« 1. Des sommes versées ou reçues, le fait de travestir ou dissimuler l'identité ou l'adresse de ses fournisseurs ou de ses clients, les éléments d'identification mentionnés aux articles 289 et 289 B et aux textes pris pour l'application de ces articles ou de sciemment accepter l'utilisation d'une identité fictive ou d'un prête-nom ».
3. Selon la société requérante, ces dispositions méconnaîtraient, en premier lieu, le principe de proportionnalité des peines. Au soutien de ce grief, elle fait d'abord valoir que l'amende réprimant les factures de complaisance est d'une particulière sévérité, compte tenu de son taux de 50 % et de sa possible application à la fois au fournisseur et à son client. En outre, l'assiette de l'amende n'aurait qu'un lien indirect avec la gravité des manquements réprimés et serait sans aucun lien avec l'éventuel préjudice financier subi par le Trésor public. Enfin, cette amende à taux fixe conduirait à infliger au contribuable une sanction dont le montant n'est pas plafonné, même en l'absence de comportement frauduleux et quel que soit l'avantage retiré, sans que l'administration ou le juge ne puissent la moduler. La société requérante soutient, en second lieu, que les dispositions renvoyées répriment les mêmes faits qualifiés de manière identique, aux fins de protéger les mêmes intérêts sociaux et au moyen de sanctions de même nature, que les dispositions de l'article 1729 du code général des impôts, combinées avec celles de l'article 1786 du même code, dès lors que des factures de complaisance peuvent caractériser des manœuvres frauduleuses justifiant une majoration de 80 % des droits éludés. Il en résulterait une méconnaissance du principe non bis in idem.
4. Par conséquent, la question prioritaire de constitutionnalité porte sur le deuxième alinéa du paragraphe I de l'article 1737 du code général des impôts.
- Sur le grief tiré de la méconnaissance du principe de proportionnalité des peines :
5. Selon l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : « La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu'en vertu d'une loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée ». Les principes énoncés par cet article s'appliquent non seulement aux peines prononcées par les juridictions répressives mais aussi à toute sanction ayant le caractère d'une punition. Si la nécessité des peines attachées aux infractions relève du pouvoir d'appréciation du législateur, il incombe au Conseil constitutionnel de s'assurer de l'absence de disproportion manifeste entre l'infraction et la peine encourue.
6. Les dispositions contestées sanctionnent d'une amende fiscale égale à 50 % du montant des sommes versées ou reçues le fait, pour l'émetteur ou le destinataire d'une facture, de travestir ou dissimuler l'identité ou l'adresse de ses fournisseurs ou de ses clients, certains éléments d'identification obligatoires, ou de sciemment accepter l'utilisation d'une identité fictive ou d'un prête-nom.
7. En premier lieu, en sanctionnant d'une amende fiscale les manquements aux règles de facturation, le législateur a entendu réprimer des comportements visant à faire obstacle, d'une part, au contrôle des comptabilités tant du vendeur que de l'acquéreur d'un produit ou d'une prestation de service et, d'autre part, au recouvrement des prélèvements auxquels ils sont assujettis. Ce faisant, il a poursuivi l'objectif de valeur constitutionnelle de lutte contre la fraude fiscale.
8. En second lieu, d'une part, en fixant l'amende encourue en proportion du montant des sommes versées ou reçues au titre d'une facture irrégulière, le législateur a instauré une sanction dont l'assiette est en lien avec la nature de l'infraction.
9. D'autre part, le taux de 50 % retenu n'est pas manifestement disproportionné au regard de la gravité des manquements que le législateur a entendu réprimer, dès lors que ceux-ci portent sur une opération réalisée par des professionnels dans le cadre de leur activité et ont nécessairement un caractère intentionnel.
10. Le grief tiré de la méconnaissance du principe de proportionnalité des peines doit donc être écarté.
- Sur le grief tiré de la méconnaissance du principe de nécessité des délits et des peines :
11. Le principe de nécessité des délits et des peines qui résulte de l'article 8 de la Déclaration de 1789 ne fait pas obstacle à ce que les mêmes faits commis par une même personne puissent faire l'objet de poursuites différentes aux fins de sanctions de nature différente en application de corps de règles distincts. Si l'éventualité que deux procédures soient engagées peut conduire à un cumul de sanctions, le principe de proportionnalité implique qu'en tout état de cause, le montant global des sanctions éventuellement prononcées ne dépasse pas le montant le plus élevé de l'une des sanctions encourues.
12. Le c de l'article 1729 du code général des impôts prévoit que les inexactitudes ou omissions relevées dans une déclaration ou un acte comportant l'indication d'éléments à retenir pour l'assiette ou la liquidation de l'impôt entraînent, en cas de manœuvres frauduleuses, l'application d'une majoration de 80 % des droits éludés. L'article 1786 du même code dispose que, pour l'application des sanctions prévues en cas de manœuvres frauduleuses, tout achat pour lequel il n'est pas présenté de facture régulière est réputé avoir été effectué en fraude des taxes sur le chiffre d'affaires et taxes assimilées.
13. Toutefois, la seule circonstance que plusieurs incriminations soient susceptibles de réprimer un même comportement ne peut caractériser une identité de faits au sens des exigences résultant de l'article 8 de la Déclaration de 1789 que si ces derniers sont qualifiés de manière identique. Or, la majoration prévue à l'article 1729 du code général des impôts sanctionne des manœuvres frauduleuses ayant conduit à éluder l'impôt dû par le contribuable. Les dispositions contestées visent, quant à elles, à réprimer le seul recours à des factures de complaisance, indépendamment du fait que des droits aient ou non été éludés.
14. En outre, si le recours à des factures de complaisance est susceptible de caractériser des manœuvres frauduleuses au sens de l'article 1729 du code général des impôts, la caractérisation de telles manœuvres ne procède pas nécessairement de cette seule circonstance et peut résulter d'autres éléments de fait.
15. Ces infractions ne tendent donc pas à réprimer de mêmes faits, qualifiés de manière identique. Dès lors, le grief tiré de la méconnaissance du principe de nécessité des délits et des peines doit être écarté.
16. Il résulte de tout ce qui précède que les dispositions contestées, qui ne méconnaissent aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit, doivent être déclarées conformes à la Constitution.
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :
Article 1er. - Le deuxième alinéa du paragraphe I de l'article 1737 du code général des impôts, dans sa rédaction résultant de l'ordonnance n° 2005-1512 du 7 décembre 2005 relative à des mesures de simplification en matière fiscale et à l'harmonisation et l'aménagement du régime des pénalités, est conforme à la Constitution.
Article 2. - Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l'article 23-11 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 21 octobre 2021, où siégeaient : M. Alain JUPPÉ exerçant les fonctions de Président, Mmes Claire BAZY MALAURIE, Dominique LOTTIN, Corinne LUQUIENS, Nicole MAESTRACCI, MM. Jacques MÉZARD, François PILLET et Michel PINAULT.
Rendu public le 21 octobre 2021.